Emotions & rédaction de thèse : un cocktail

Quand on est passionné par son sujet, on est forcément habité par des émotions. Ces émotions peuvent faire fonction de catalyseur; elles peuvent aussi perturber le discours quand on rédige. Car comment rédiger un texte structuré quand le contenu provoque des émotions qui empêchent de penser posément ? Les émotions pendant la rédaction de la thèse – et si on en parlait ?

Quand l’émotion détraque le texte

Le texte de Gertrude est limpide – c’est le 2ème chapitre de sa thèse.

Et soudain, une phrase incompréhensible – 81 mots, 5 idées non finies qui s’enchaînent de manière décousue, un amoncellement de termes dont on se demande ce qu’ils peuvent bien vouloir dire.

– Mais qu’est-ce que tu veux dire ici, Gertrude ?

Gertrude s’énerve. Elle, si calme d’habitude, parle très vite, enchaîne les phrases sans respirer, sautant du coq à l’âne.

– Qu’est-ce qui t’arrive, Gertrude ? Pourquoi est-ce que tu t’échauffes comme ça ? Je ne comprends rien !

– C’est que je pense à Gégé – tu sais, le collègue Grande Gueule, le chouchou de la Directrice.

– Oui.

– Lors du dernier colloque, Gégé m’a agressée quand j’ai affirmé qu’il y avait une contradiction entre ce qu’écrit son auteur à lui,  et ce que je constate sur le terrain. Il m’est rentrée dedans et m’a reproché mon manque de sérieux. Mon manque de sérieux, à moi, tu te rends compte ?

– C’est à Gégé que tu pensais en écrivant cette phrase ?

– Oui. Je réponds à toutes ses critiques.

– Et ces critiques, elles sont où?

– Heu… dans ma tête.

– Et tu crois qu’on peut comprendre ce que tu écris si on ne sait pas à quelles critiques tu réponds? ?

– Pfff…

Le marteau et l’émotion – ou comment se saborder

Gertrude est en colère contre les critiques de Gégé et a sans doute peur d’être la cible d’autres attaques du même acabit.

Alors, elle dégaine avant même qu’on ne l’attaque, avec la violence de sa colère.

Cette expérience me rappelle l’histoire du marteau  de Paul Watzlawick dans Faites vous-même votre malheur, et que voici.

Un homme veut accrocher un tableau chez lui.

Il a bien un clou, mais pas de marteau.

Il décide donc d’emprunter son marteau à son voisin.

Tandis qu’il se dirige vers la maison du voisin, le voilà qui réfléchit et se fait peur : et si le voisin refusait de me prêter son marteau ?

Il se rappelle que la veille, ledit voisin avait répondu à son salut d’un vague signe de tête.

Peut-être était-il pressé – mais peut-être faisait-il juste semblant d’être pressé pour ne pas vraiment dire bonjour.

Et notre homme de se demander pourquoi l’autre ferait semblant d’être pressé.

Peut-être parce qu’il ne l’aime pas ?

Et de se demander alors pourquoi son voisin ne l’aimerait pas, alors qu’il ne lui a jamais manqué de respect.

Et de faire la comparaison : moi, si quelqu’un voulait m’emprunter son marteau, je le lui prêterais sans problème.

Et de s’exalter : pourquoi donc refuse-t-il de me prêter son marteau, hein ?

Et plus il avance, plus il se monte la tête contre son voisin.

« Il s’imagine sans doute que j’ai besoin de lui.
Tout ça, parce que Môssieu possède un marteau !
Je m’en vais lui dire ma façon de penser, moi !
Et voici notre homme, qui se précipite chez le voisin, sonne à la porte et, sans laisser le temps de dire un mot au malheureux qui lui ouvre la porte, s’écrie, furibond :
 » Eh bien gardez-le, votre sale marteau, espèce de malotrus ! « .

Petite caricature de cette propension de l’humain à projeter ses peurs et ses colères sur autrui, et d’agir sans prendre soin de les vérifier.

Dans le cas de Gertrude, elle projette dans son lecteur ses peurs et ses colères, elle imagine les mille et une critiques qu’il pourra lui faire.

Elle pourrait les écrire pour y répondre ensuite en argumentant pas à pas, sur le ton souverain de l’expert qui maitirise son sujet; au lieu de quoi, elle attaque en retour sans que le lecteur sache de quoi il en retourne.

Alors, on ne comprend rien au discours de Gertrude.

Et c’est dommage – dommage pour Gertrude et son admirable travail.

Le texte scientifique est dépouillé d’émotions – vraiment ?

Depuis ce dialogue avec Gertrude lors d’une séance de coaching,  j’appréhende différemment les passages incompréhensibles dans un texte scientifique.

Je ne me dis plus, comme lorsque j’étais étudiante : oh, je n’y comprends rien, ce doit être profond !

Je me demande plutôt ce qui se cache entre les lignes – et comme j’ai la chance énorme de travailler avec des auteurs, je peux les interroger sur ces passages.

Souvent, de l’autre côté du texte, il y a une émotion.

Souvent, un passage incompréhensible cache (ou dévoile?) une émotion forte.

Car même si un texte scientifique se doit d’être dépouillé d’émotions, son auteur, lui, est fait de chair, de sang – et d’émotions !

Et ces émotions, particulièrement la peur et la colère, lorsqu’elles sont mal traitées ou pas traitées du tout, transpirent dans le texte, voire en prennent possession – à l’insu même de l’auteur.

Par exemple, on répond  à une critique en omettant d’abord de la présenter.

Les choses se corsent quand l’auteur imagine toute une discussion avec son détracteur, accumule des preuves, voire des attaques, dans un chaos émotionnel qui l’empêche de réfléchir.

Car l’émotion est mimétique : la réaction incontrôlée qu’elle provoque se prolonge dans la manière dont on y répond – ici, des propos non fondés qui donnent un texte passionnel non argumenté.

Alors, généralement, les phrases deviennent très longues, compliquées – un dialogue – ou plutôt une dispute – interne, chaotique et inintéressant se puisque incompréhensible.

Pour un lecteur inexpérimenté, la non-compréhensibilité du texte est la preuve de sa profondeur.

D’ailleurs, il en est qui pensent qu’il faut mal écrire et maltraiter son lecteur pour briller.

Mais quand on a un peu côtoyé les auteurs de l’autre côté du miroir, quand on connaît leurs peurs et leurs colères, alors on les retrouve entre les lignes.

Mais ces émotions, qui en parle dans les formations doctorales ?

Halte au bluff!

Certes, une thèse se doit d’être dépouillée d’émotions.

Mais le processus de rédaction n’est pas, lui, sans émotion.

Or ce n’est pas en refoulant vos émotions que votre texte sera, comme on dit, objectif (terme qui demande à être défini, mais ce n’est pas le propos ici).

C’est en travaillant avec, et tout d’abord en en prenant conscience, que vous pourrez exploiter leur richesse pour rendre accessible ce que vous ressentez à d’autres, à vos lecteurs – le leur rendre accessible de manière rationnelle.

Il ne s’agit aucunement d’écrire sous le coup de l’émotion – mais de donner forme aux émotions, en les transformant en un discours cohérent et construit.

Alors l’émotion prend forme.

Alors le discours peut devenir puissant.

Sinon, si l’émotion est niée, voire refoulée, on est en train de bluffer.

Et tant qu’il y a du bluff, on ne peut pas se sentir à l’aise, car on a peur d’être découvert – ce qui ne peut que renforcer le syndrome de l’imposteur.

Car, si je me cache, si je cache que j’ai peur, si je bluffe pour cacher que j’ai peur, comment voulez-vous que je me sente légitime?

Halte au bluff!

Donnons leur place aux émotions en thèse (pas dans la thèse, mais dans sa préparation)!

Emotions et rédaction peuvent faire un cocktail explosif qui va détraquer le propos et amoindrir la qualité de la thèse.

Emotions et rédaction peuvent aussi, dès lors que les émotions sont traitées consciemment, produire un cocktail puissant pour une argumentation puissante.

PS. Si vous écrivez votre thèse « avec vos tripes «  mais que ça fait trop mal, alors rejoignez mon programme d’accompagnement Du chaos des idées à la thèse réussie.  Vous y apprendrez à transformer vos émotions en un discours construit et convaincant. Pour rédiger une thèse engagée et originale.

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